ENTRE DEUX TERRES. En dialogue avec Mingjun Luo

10-07-2024    Views  26

Nous nous rencontrons au fil des saisons pour préparer l’exposition « Sur papier ». Cette période inédite, incertaine, est dominée par la pandémie. Nos propos échangés à l’atelier, sur les hauteurs de la ville de Bienne, entre travail et rêveries, en dehors du quotidien et de la situation ambiante, se trouvent comme suspendus, comme dans une bulle. Ce lieu clair, ce « troisième espace » comme Mingjun Luo aime à l’appeler, est une sorte de no man’s land où elle se retrouve désormais. Un peu comme le magnolia centenaire qui nous fait face depuis le jardin, lui aussi venu d’Asie chercher une nouvelle vie et prendre racine ailleurs. Différents états et nuances parcourent les mots et la voix de Mingjun Luo et tissent peu à peu une trame, racontent un voyage entre deux terres. Cette pérégrination géographique et intérieure est à l’origine de sa démarche artistique, où le papier devient le support d’une quête de la mémoire et de ses égarements.

 Antonia Nessi : Quels souvenirs conserves-tu de ton enfance et de ta jeunesse vécues entre le nord de la Chine (Hebei) et la province du Hunan, en pleine transition entre la période de Mao Zedong, la révolution culturelle et les débuts de l’ouverture de la Chine ?

Je garde le souvenir d’une enfance passée à la campagne entre l’insouciance des jeux et, déjà, une pratique du dessin depuis toute petite. À quatorze ans, je me souviens de mon premier élan pour l’art grâce à un scénographe de théâtre qui m’apprenait la calligraphie et ses styles. J’ai été enthousiasmée par l’œuvre de Rembrandt, découverte grâce à des reproductions. En 1979, après le lycée et une période d’incertitude, j’ai été admise à l’Académie des beaux-arts de l’Université du Hunan. J’y ai appris la rigueur, une méthode, la technique de la peinture à l’huile et le réalisme importés d’Europe et de Russie. En parallèle je lisais beaucoup et rêvais d’un ailleurs. Je me souviens qu’une immense curiosité m’habitait. La Chine s’ouvrait et je me sentais appartenant à une vague de jeunes qui avaient soif d’apprendre, de transgresser les règles et étaient attirés par cette Europe mystérieuse et fascinante. En 1985, avec d’autres artistes nous avons fondé le groupe « 0 » et organisé notre première exposition à Changsha.

 

AN : Après avoir rencontré ton mari au Tibet, tu t’installes en Suisse à partir de 1987. Tu voyages et découvres les capitales européennes. En 1991 tu visites la Documenta de Kassel et en 1992 la Biennale de Venise, où Harald Szeemann présentait dAperTutto, édition réunissant un groupe important d’artistes chinois : un événement déterminant qui a apporté une visibilité à l’art contemporain chinois à un niveau international. Mais il s’agit pour toi d’une période dominée par un sentiment de séparation, de recherche, où tu te définis comme une immigrée. 

 

C’était une période enrichissante qui m’a fait faire énormément de découvertes, mais où je ne me sentais plus en lien avec la Chine et pas encore vraiment avec la Suisse. Cette coupure m’a permis d’entreprendre une recherche[1]. Loin de ma culture, j’ai abandonné momentanément la peinture à l’huile et je me suis tournée vers l’encre de Chine. Une pratique qui a libéré mon geste et calmé ma nostalgie. De manière paradoxale, c’est en m’éloignant de mon pays que j’en ai redécouvert la richesse. 

 

AN : Pendant cette phase de transition, accordais-tu un intérêt particulier au langage et à ses signes ?

 

La langue, à la fois obstacle et ouverture, occupe une place centrale dans la tentative de rapprocher deux cultures éloignées et dans l’appréhension d’un nouveau territoire personnel. Durant ces années je suis revenue à la calligraphie, mais en la détournant ou en la confrontant à une autre spatialité[2]. Cette conquête d’un nouveau langage libre et éclaté est à l’origine de Démonter les mots, une œuvre où les idéogrammes sont réinventés et proches de l’abstraction, mais où demeure l’esprit de l’écriture chinoise.

 

AN : On pourrait penser à une forme d’iconoclasme ou à l’éloignement d’une tradition ancestrale, mais ne s’agit-il pas plutôt d’une sorte de réconciliation ?

 

À cette époque j’apprenais le français, j’essayais de m’intégrer en recréant un vocabulaire qui m’était propre, un style à moi. Tel un phénix renaissant de ses cendres, je ressentais le besoin de « me mettre dans le feu » pour ressurgir. Il s’agit d’une constante qui traverse l’ensemble de mon œuvre : je détruis et je déchire pour reconstruire.

 

 

AN : Le geste, le choix des matériaux et des moyens techniques traduisent-ils ton état intérieur ?

 

Le papier de riz et l’encre de Chine sont mes terrains d’expérimentation. Je déchire et reconstruis à plusieurs reprises des œuvres afin d’en créer de nouvelles. J’y vois une métaphore de mon existence. N’est-ce pas ce que j’ai vécu ? Vivre à l’étranger, apprendre, m’intégrer, revenir en arrière. Les changements encourus dans ma vie ont entraîné des conséquences sur mon travail : les œuvres sont la manifestation de mon identité.

 

AN : Commencée en 1994 et en évolution jusqu’à aujourd’hui, la série Break-up révèle une autre facette de ton travail à l’encre de Chine. Cette constellation d’étoiles, poétique du fragment, de la bribe, de la poussière résume bien les oppositions qui t’animent, n’est-ce pas ?

 

Oui, il s’agit d’une série qui s’adapte aux différents espaces d’exposition, qui m’accompagne et évolue avec moi. Ce travail résume bien ma démarche : une recherche formelle, un contrôle du geste et du marouflage, et en même temps le hasard et « l’ingérabilité » de la coulure de l’encre sur le papier ou de l’action de la colle sur la feuille. Un magma imprévisible couve sous la technique et la maîtrise des matériaux. C’est une image de l’impermanence des choses et des destins.

 

AN : À partir des années 2000, il y a la série Les Petites Choses£¬une nouvelle expression, figurative, de l’encre de Chine. Elle renvoie à un monde personnel, que l’on retrouve aussi dans ta pièce tridimensionnelle Douleur, où les objets de ton quotidien se trouvent brodés en rouge sur des mètres de tissus de gaze[3]. Tu y appréhendes un nouveau territoire, le tien.

 

Nommer les choses qui m’entourent et qui constituent désormais mon monde me permet de surmonter la douleur de l’éloignement. Après l’égarement et le sentiment de dissociation, une forme de nouvelle identité apparaît coïncidant avec l’emménagement dans ma maison actuelle. La valise posée dans un nouveau lieu, stable, je me mets à observer ce qui fait partie de mon environnement.

 

AN : Est-ce un nouveau regard sur toi-même et ton histoire ? Une sorte d’autoportrait ?

 

Oui, il s’agit d’un retour à la figuration, aux choses simples qui constituent mon identité : bol, tasse, pinceau, tampon hygiénique, rouge à lèvres, sac à main, vase, ciseaux… Une manière autre de me dessiner et de m’affirmer en tant que femme, entre passé et avenir, tradition et liberté.

 

AN : Le bol, qui inspire aussi la forme d’un objet en papier, est-il particulièrement emblématique du fait que la notion d’identité est relative ?

 

Le bol, si on y réfléchit bien, est le seul objet reconnu dans le monde entier et dans tous les milieux en tant que cliché chinois. Cet objet qui habite mon quotidien, probablement présent dans les cuisines ou les salons de tout un chacun, devient une sorte de témoin de mon être « entre deux » et le symbole de l’impossibilité de me caser dans une catégorie ou dans des limites étant donné les aléas de ma trajectoire biographique.

 

AN : À partir de 2008 tu renoues avec le dessin[4], moyen d’expression qui t’avait accompagné durant ta jeunesse et qui devient désormais central dans ton travail avec et sur la mémoire. Est-il une sorte de révélateur fondamental de la trace du passé ?

 

Le point de départ de cette reprise du dessin correspond à une série de photographies de l’époque où je vivais en Chine, des images de mes parents, de moi-même enfant, de groupes d’écoliers, de chemins. La transposition dans le dessin de ces tirages ayant pâli avec le temps m’a permis de restituer un souvenir empreint de nostalgie. Les visages des personnes de ces scènes s’étaient dissous dans ma mémoire avec les années. Le dessin, figuratif, m’est déterminant pour un retour à la peinture, qui retrouve dès lors une nouvelle force. Sur le papier comme sur la toile une grande importance est donnée à ce que l’on ne voit pas, au vide, au silence. Dans ces images on peut ressentir une retenue. À première vue tout est calme, mais derrière brûle un feu caché. Ça, c’est peut-être moi.

 

AN : Le projet au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel réunit quatre artistes de culture et d’horizon différents autour d’un dénominateur commun, le papier. Quelle signification prend ce médium dans ton travail ?

 

C’est la première fois que je me concentre uniquement sur le papier et que je réalise son importance. Au fond, le papier a toujours fait partie de ma vie : je ne fais rien de nouveau. Quand j’étais enfant, à la campagne les vitres étaient encore en papier ; ma mère fabriquait les souliers à la main et je me souviens des formes obtenues en collant plusieurs couches de papier journal ensemble. Aujourd’hui j’ai la chance de reconsidérer encore une fois mon chemin et de me confronter à de nouvelles œuvres, notamment pour ce qui est de l’installation que je vais réaliser in situ. Le papier est un support si léger, si flexible, si souple, qui en même temps peut couper, blesser. Quand on a un papier dans les mains on se sent proche de l’humanité.



[1] Voir à ce propos : Bernard Fibicher et al., Mingjun Luo. Ici et maintenant 时此地 Here and Now, cat. exp., Berne, Till Schaap Edition, 2016, pp. 10-17.

[2] On se réfère en particulier aux installations : Philosophie, en 1992 au Centre Pasquart de Bienne, où l’artiste avait calligraphié les dix-huit premiers chapitres du Tao Te King de Lao Tseu ; Biel/Bienne, Genève aller-retour, en 1998 à Espace d’exposition de la Ville de Genève, constitué de plusieurs rubriques du dictionnaire franco-chinois, marouflé au sol ; L’Arche de Noé, en 2000 à l’Espace libre de Bienne, collage de différents journaux en plusieurs langues.

[3] Douleur, 2007, fil rouge brodé sur gaze, 120 x 900 cm, propriété de l’artiste. 

[4] Dolores Denaro, « Poussière dispersée – souvenir pâli d’un passé présent » dans Luo Mingjun. Poussière rouge. Verwehter Staub, cat. exp, Nuremberg, Verlag für Moderne Kunst, 2008, pp. 34-39.


 



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